Pierre Canuel en dix questions

Rubrique interviews
Une présentation par Gilles Lehmann  
Quelques présentations sont rédigées par des amis de l’Escale à jeux, tous fins connaisseurs du domaine des jeux de société.

J'ai le plaisir d'inaugurer cette nouvelle rubrique avec un entretien que m'a gentiment accordé Pierre Canuel alias Peio. Ces propos ont été recueillis par Internet. J'espère que l'exercice vous plaira et que Pierre verra bientôt son travail justement récompensé.

Gilles Lehmann : Salut Pierre. Si je te dis que tu es le Raymond Poulidor du jeu, qu’est-ce que tu me réponds ?

Pierre Canuel : Salut Gilles !

Le Poulidor du jeu en général, je n’espère pas ! Je n'ai pas encore achevé grand-chose dans cette industrie, donc il est encore tôt pour se prononcer sur ma deuxième place.

En revanche, c'est vrai que j'ai utilisé cette expression au sujet du concours de création de Boulogne-Billancourt. Ça va faire pas mal d'années que j'y tente ma chance, sans grand succès jusqu'à présent... Mais apparemment, j'ai eu souvent l'occasion de frôler le podium, d'où cette impression d'être l'éternel second.

Depuis que la ludothèque a instauré sa nouvelle formule en 2003, j'ai été finaliste à chaque fois que j'ai participé (2003, 2006 et 2007). Pour l’ancienne version où les retours étaient moins détaillés que maintenant, c'est plus difficile à dire, mais j'avais déjà cette impression. Par exemple, je me souviens que l’année où j'avais présenté la Fontaine du Roy, j'avais pu discuter avec Didier Guiserix lors de la remise des prix. En tant qu'ancien lecteur de Casus Belli, j'avais été super fier lorsqu'il m'avait dit que mon jeu avait été dans les derniers éliminés (et qu'il avait été l'un de ses défenseurs) !

En tout cas, cette "éternelle seconde place" m'aura appris une chose lors de la conception de jeux : tests, tests et re-tests. Pendant trop longtemps je testais mes jeux une paire de fois avant de les présenter au concours. La première fois, avec Astéroïde, un jeu de coopération, je l'avais même uniquement testé seul, sans le montrer à personne ! Maintenant, comme un pro de la grimpette, je mouline. Je mouline sec mes créations, je pousse les mécaniques dans leurs derniers retranchements. J'ai changé de braquet en somme.

Et toi alors, Anquetil ou Poulidor ?

GL : Ni Virenque, ni Pantani, j’espère. Jalabert ou Thévenet peut-être. Pour en revenir à toi, après ta victoire à Parthenay, ta sélection canadienne du côté de l’excellent site de Ne tirez pas sur le messager, tu es sur tous les fronts de la création. Ma deuxième question découle de la première. À quand l’édition ? Je sais que tu as de nombreux fans chez les joueurs, et moi le premier je ne comprends pas que ton nom ne soit pas encore sur une boîte. Qu’est-ce qui te manque ?

Pierre : Facile, y a qu'à demander à tous les éditeurs à qui j'ai proposé un de mes jeux ... Pas dans leurs cordes, trop de jeux déjà en test, trop tactique, trop abstrait, planning éditorial plein pour les années à venir, etc. Je te livre quelques-unes des raisons que je reçois fréquemment de leur part.

Comme je te le disais au tout début, ça ne fait pas si longtemps que je conçois des jeux en visant ouvertement l'édition. Il me faut sans doute plus de temps. Il y a aussi une part de chance, être le bon type au bon endroit. C'est le cas dans beaucoup de secteurs, où une idée si bonne soit-elle ne va pas bien loin si elle ne sort pas au bon moment. Enfin, sans vouloir me plaindre la bouche pleine, j'aimerais aussi quelques fois avoir plus de joueurs sous la main. Ça me faciliterait les choses et me ferait gagner un temps considérable en développement. J'envie tous ceux qui ont leur soirée jeu hebdomadaire, ou un club actif aux environs.

Quoi qu'il en soit, je ne suis pas le seul dans ce cas. Je pense partager la même "galère" que beaucoup d'auteurs de jeux, comme Ludovic Gimet, Patrice Vernet, Olivier Warnier (dans le désordre, et j'en oublie de nombreux autres). On collectionne les petites satisfactions, mais sans décrocher le gros lot. Certains, comme Patrice, ont sauté le pas pour se frotter à l'auto ou la micro-édition, mais c'est loin d'être aisé... Comme tous ces collègues ludiques, il ne doit pas me manquer grand-chose. Je m'accroche, je gratte, en essayant de rester positif. J'observe les expériences similaires, j'apprends mon métier. J'essaie de construire mon réseau, et tu en es un des précieux maillons. Merci !

GL : Voilà tu progresses, ami Peio. Tu viens officiellement de me cirer les pompes ! Le métier rentre. Mais trêve de balivernes. Si l’on regarde ta production, deux constantes se dégagent : tu as un faible pour l’abstraction et les civilisations disparues ou à venir. Serais-tu une sorte de philosophe, citoyen d’un monde perdu ou futur ?

Pierre : Je vois que dans le genre « Baranne », tu t'en sors pas mal non plus. Tu as trouvé une élégante tournure pour définir mon style qui n'est pas toujours très sexy, je te l'accorde. On me l'a d'ailleurs plusieurs fois fait remarquer. Des jeux de pions, un village néolithique, des tribus lapones, des animaux dans la jungle aztèque... Après, de savoir si ça pourrait se vendre, c'est une question qui surgira en temps voulu. J'aime parler des sujets qui m'intéressent, ou de mon environnement proche. Je n'ai aucune prétention de faire des jeux éducatifs, mais j'aimerais bien qu'un jour quelqu'un me dise qu'il a été sensibilisé à un de ces thèmes en jouant à mes jeux.

Mais le thème ne fait pas tout, j'aime aussi les belles mécaniques, ludiques il s'entend. J'essaie de faire en sorte que le thème et la règle soient au service l'un de l'autre. Pendant longtemps je partais d'une idée de mécanique, et je tâchais de trouver un thème qui puisse coller (Raffut à Faeris par exemple). Pour Höyük et Bastide, mes deux derniers gros jeux, c'est le thème qui a servi de point de départ. En faisant des recherches sur ces thèmes je tâchais de dégager les éléments qui pourraient être porteurs de bonnes mécaniques (comme les maisons construites les unes par-dessus les autres à Çatal Höyük en Turquie), et de bricoler un jeu avec tout ce que je pouvais trouver. Pas philosophe, ni mathématicien, je me verrais plus comme un humaniste au XVIe siècle, une main pour peindre des tableaux ou écrire des poèmes, l'autre pour inventer des machines ou étudier la nature.

GL : Tu parles de tes gros jeux. Pour moi ce sont tes jeux abstraits, Macadam en tête. Ne fais pas les gros yeux ! Ce sont les créations les plus difficiles à enfanter et à diffuser, car elles n’ont pas le vernis du thème. Pourtant, elles traversent le temps et transgressent les frontières. Tu es un grand voyageur, je crois. Cours-tu encore après le jeu universel, vingt pions de rien et un damier de fortune, ou comptes-tu te tourner vers des déclinaisons de la gestion, à la Höyük, règles fouillées, matériel dédié et thème ciblé ?

Pierre : L'un n'empêche pas l'autre. Plutôt que de diviser ma production en jeux abstraits/gros jeux, je dirais plutôt qu'il y a ceux qui me sont « tombés dessus » et ceux que je développe sur un thème ou une mécanique qui me tient à cœur.

Dans le premier cas rien n'est planifié, j'ai le flash et un jeu en sort en quelques jours. Le produit final sera le plus souvent abstrait, comme Gosix, mais pas forcément. Raffut à Faeris en est un exemple : une idée de mécanique me vient un jour, le thème le lendemain et le jeu est bricolé le surlendemain.

Dans le second cas, le jeu me vient d'une réflexion sur un thème choisi ou imposé. Évidemment, il en sortira plus souvent des jeux plus développés, comme Höyük, mais Macadam en fait aussi partie, même s’il s'agit du plus simplissime des jeux abstraits. Dans ce cas précis, j'avais développé ce jeu dans le cadre d'un projet liant le conte et le jeu. Le produit devait pouvoir être joué en extérieur à partir de rien et convenir à un public scolaire (primaire et secondaire). C'est pourquoi j'ai créé cette règle permettant de jouer avec le matériel d'autres jeux, ou quelques cailloux, sur un « thème » rappelant le foot ou le basket.

Je ne cours donc pas forcément vers une forme donnée de jeu. Il y a juste ces thèmes sur lesquels je souhaite faire des jeux, et de temps en temps une idée qui me tombe dessus toute cuite (ou presque). La forme finale dépendra des contingences.

Quel produit traversera le mieux les barrières du temps et des cultures ? Un jeu sur les trains où l'on construit des réseaux à coup de cartes aux wagons colorés, un autre où il est bon d'éviter les hôtels et les gares de ses adversaires, ou ces bons vieux échecs, go ou mah-jong ? Que dire des cartes à jouer ! Je pense qu'elles ont un sacré avenir, ces cartes. Du reste, j'ai dans mes cartons un « nouveau » système de cartes. Tout est prêt, il ne me reste plus qu'à les dessiner, et trouver toutes sortes de manières de jouer avec...

GL : Les échecs, oui. Une vraie réussite ! Puisque tu vis en Norvège, cultivons-nous un peu grâce à toi. Parle-nous de Tromsø, le « Paris du Nord ». Comment est-ce ?

Pierre : Quand on entend le Paris du Nord, on s'attend à trouver de belles avenues, des monuments, un tissu urbain millénaire. C'est loin d'être le cas. Ce surnom, qu'elle tiendrait des premiers touristes débarquant au début du XXe siècle, vient de ce bouillonnement culturel qui caractérise Tromsø, comme une anomalie au milieu des fjords du grand Nord norvégien.

C'est la seule « grande » ville du Nord, perchée à 69° Nord. C'est la luminosité, bien plus que le niveau du mercure, qui la rend « exotique ». Les températures sont plus que supportables, avec une moyenne de -4 en hiver, et de +11 en été. En revanche, le soleil ne s'y lève pas pendant deux mois en hiver et ne se couche pas pendant deux mois en été. La nature environnante est sauvage, les lumières sont magnifiques, même en hiver qui nous gâte de nombreuses aurores boréales.

Tromsø est plutôt récente, fondée il y a deux siècles, peuplée alors de 86 habitants. Aujourd'hui elle en compte plus de 64 000, et reste depuis les années 60 une des villes de Norvège ayant la plus forte croissance de population.

Dès le début, de par sa position, Tromsø a été un lieu d'échange entre la Scandinavie, l'Europe de l'Est et l'Europe du Sud. Les eaux de Norvège ne sont jamais prises dans la glace, regorgent de poissons en hiver et se trouvent à quelques encablures des richesses de l'Arctique (dont les phoques et les baleines). Le premier âge d'or de la ville, au milieu du XIXe, vient donc de la mer, par la pêche et le commerce. De nombreux explorateurs polaires venaient y recruter leurs équipages aguerris à la navigation et aux conditions de vie dans les mers gelées des pôles. Toutes ces richesses produites n'étaient pas transférées dans le Sud, mais profitaient à une bourgeoisie locale, avide de mode, de théâtre, de musique, d'art en général. C'est pourquoi, quand les voyageurs débarquaient à l'époque, après avoir traversé pendant des jours des contrées perdues et froides, ils s'étonnaient de trouver cette diversité culturelle, ces femmes tirées à quatre épingles. D'où, encore une fois, ce surnom de Paris du Nord.

Après un léger passage à vide au milieu du XXe siècle, la ville reprend du poil de la bête au début des années 70 avec la création de l'université abritant aussi l'hôpital universitaire, aidée par les financements de l'État norvégien qui souhaite mettre en valeur ces terres du Nord. Aujourd'hui, la ville mérite plus que jamais son surnom, mais plus pour les mêmes raisons. La diversité de la population et le bouillonnement culturel ne viennent plus de la mer, mais du dynamisme de l’université.

Au final, l'air y est pur, on est loin du stress des grandes métropoles tout en pouvant profiter de services de haute qualité. Cependant, de nombreux aspects viennent régulièrement te rappeler que tu es bien au-dessus du Cercle Arctique, en plein Pays Lapon (ou « Sápmi », terre des Sámi, comme les Lapons souhaitent qu'on les appelle à présent). Je dirais donc que c'est un endroit très agréable à vivre, pour quelques années, mais je ne m'y vois pas passer le reste de mes jours (qui peuvent être sans fin en été).

Alors, quand est-ce que tu viens ?

GL : Un jour ou une nuit... La région semble t’avoir inspiré un jeu ou du moins la refonte d’un jeu, abstrait en l’occurrence. Gosix est l’ancêtre de Sápmi si j’ai bien compris. Pourrais-tu nous en dire plus sur ce prototype. Tu as peut-être aussi dans tes cartons ou dans les brumes septentrionales de ton cerveau un projet sur les explorations polaires.

Pierre : Sápmi est en effet mon dernier jeu en date. Il reprend les grandes lignes de Gosix adaptées en fonction des remarques pertinentes que j'ai reçues à son sujet à plusieurs reprises. À commencer par toi, concernant la petitesse du plateau et la possibilité d'y jouer à plus de deux. On a aussi évoqué les situations embrouillées en fin de jeu rendant les calculs de chaînes ardus, ou son abstraction trop poussée ! Cette dernière remarque a été un déclencheur : puisque personne ne veut de Gosix tel quel (malgré sa finale à Boulogne), je vais lui coller un thème et voir ce que ça va donner.

Avec son mécanisme de capture des hexagones, j'ai pensé à des châteaux se disputant le contrôle de régions, ou des nomades colonisant une terre, pour y fonder des villages. Je voulais éviter les sujets comme l'Égypte, la Mésopotamie, la Chine, etc. J'ai donc pioché un thème juste à ma porte, en l'occurrence les Sámi (Lapons). On verra bien ce que ça donnera chez les éditeurs.

Chaque joueur représente un groupe différent de Sámi s'établissant en même temps sur une île. Les nomades y installent leurs tentes et si les conditions sont propices, fondent des villages et se sédentarisent. L'objectif est de faire en sorte que son groupe fasse partie du plus grand nombre de villages.

Au niveau de la mécanique, voici les grandes différences (pour ceux qui connaîtraient Gosix) :

  • le jeu est étendu à 3 et 4 joueurs,
  • lors de la prise d'un hexagone, les pions ne sont plus enlevés du jeu mais sont placés au centre de l'hexagone (les nomades y établissent un village),
  • les égalités lors de la prise des hexagones ne sont plus interdites (les joueurs à égalité remportent tous l'hexagone),
  • le compte des points au final est différent (les hexagones capturés collectivement valent plus de points que ceux capturés en individuel, à condition d'y être majoritaire),
  • et enfin, chaque joueur possède 4 cartes, chacune ayant des effets « taquins » sur le jeu, tout en renforçant le thème Sámi.
    Lors de mon dernier passage parisien début janvier, j'ai eu la grande chance de pouvoir faire tourner le jeu durant la première « protonight » à l'Interlude Café. Je pense qu'il est bien passé auprès des testeurs. Ça m'a permis de faire rebondir quelques aspects encore trop ternes des règles. Je le présente à Boulogne 2008 et je retenterai un envoi chez les éditeurs.

Quant à la seconde partie de ta question, en rapport avec les explorateurs polaires, c'est bien plus que de vagues brumes de cartons, c'est carrément un jeu que je vais auto-produire prochainement sur le sujet. Il ne s'agit pas d'une production en masse, que mes moyens limités ne me permettent pas. Je vais juste faire fabriquer une petite série que je vais tâcher d'écouler localement durant la saison touristique. Je travaille sur ce projet depuis l'année dernière, avec l'aide des musées locaux et de l'Institut Polaire Norvégien.

Je cible principalement les touristes de l'Arctique (et de l'Antarctique). Dans la forme, mes deux contraintes majeures étaient donc de rester dans le déjà-vu pour attirer ce public de non-joueurs, et d'avoir un produit utilisable dans le plus de langues possibles tout en limitant les coûts d'adaptation. Ludiquement parlant, rien de révolutionnaire. C'est un petit jeu familial, pour tous âges, combinant connaissances et mémoire. On y gagne surtout en se souvenant des réponses données par les autres. Du même coup, on apprend plein de choses sur les deux pôles et leur géographie, leurs peuples, leur faune, leurs explorateurs, etc. Pour une fois, ça m'a demandé beaucoup plus de recherches sur le sujet que de temps en tests...

Je verrai bien comment ce jeu se comportera une fois arrivé sur les étals. Je limite au maximum les risques de grosse casse. Ça reste donc une opération très locale, mais que je compte bien exporter si les résultats sont encourageants. Là encore, j'apprends mon métier.

GL : Les touristes de l’Antarctique, cela ne doit pas remplir une dent creuse de cachalot ! Tu es très actif sur ton site : présentation de tes jeux, vidéos d’explication des règles, fabrication artisanale. Quels sont les réels retours de tous ces efforts qui te prennent sans doute beaucoup de temps ?

Pierre : Juste une parenthèse au sujet des touristes de l'extrême Sud : il y en a plus qu'on ne croit et leur nombre augmente tous les ans. De plus en plus de croisières font de courtes escales en terres antarctiques. En bateau, ils ont donc tout le temps du monde pour jouer en se cultivant. Il n’y a pas de petite niche, même à des températures de chien de traîneau.

Au sujet de mon site, le moins qu'on puisse dire, c'est que les retours sont plutôt insignifiants quand on les compare à l'investissement fourni. C'est apparemment une constante chez les auteurs qui ont mis leurs créations en ligne. Tu partages un site avec François Combe, j'imagine que vous avez fait le même type de constat.

Je ne me plains pas non plus. Les quelques retours annuels sont toujours encourageants quand ils arrivent. Je n'ai pas fait grand-chose non plus pour forcer les utilisateurs à me contacter. J'ai tout mis en accès libre. Je me réfère juste à mes compteurs. Il y a pourtant des visites, les vidéos sont vues, les pdf sont téléchargés, mais très peu d'utilisateurs font le pas de m'écrire en retour pour donner leurs impressions. Certes, Internet est un lieu de consommation anonyme. On pioche à droite à gauche sans avoir à rendre de compte à personne. Mais ce n'est pas la seule raison. Pour donner son avis sur un jeu, il vaut mieux y avoir joué au préalable, ce qui veut dire l'avoir fabriqué soi-même...

C'est la deuxième limitation, je pense, liée au type de produit. Sur tous les éléments de jeux téléchargés, bien peu seront au final fabriqués, et sur les quelques jeux fabriqués, encore moins seront effectivement testés. Moi le premier, ça me casse les pieds de fabriquer un jeu, et quand je le fais, bien peu voudront y jouer, même si je me débrouille un peu en bricolage.

A l'extrême, je pense que les maisons d'édition n'auraient rien à perdre à mettre des démos de leurs jeux en téléchargement libre. Des versions plus ou moins complètes, de moindre qualité graphique, que les gens pourraient se construire eux-mêmes. Je suis presque sûr que bien peu prendraient le temps de le faire et que les risques de pertes de revenus seraient négligeables. Ça ferait toujours quelques unités à circuler en plus pour pas cher et qui contribueraient à la promotion du jeu. Mais bon, je m'emballe, là n'était pas ta question...

Pour l'instant, je n'ai plus le temps de travailler à mon site, mais mes deux grands objectifs sont de mettre encore plus de règles en vidéo, et d'essayer de créer des versions de mes jeux à jouer en ligne. Ce n’est pas pour demain, mais je pense que ces deux éléments seront de plus en plus importants pour la promotion de nos créations : plus besoin de lire les règles, et plus besoin de fabriquer le matériel !

GL : Macadam est déjà jouable sur le site canadien Superdupergames. Le jeu à distance est-il un but en soi ou n’est-ce qu’un support pour mettre en avant la version matérielle ? J’avoue que pour moi jouer à distance gomme sinon la chaleur des échanges du moins la spontanéité du jeu. Dilater le temps du jeu, c’est aussi le vider d’une partie de son sens, non ?

Pierre : Je ne partage pas ton avis. Tous les modes de jeu ont leur charme et leurs inconvénients. C'est surtout vrai avec les jeux abstraits qui peuvent souvent se pratiquer avec un matériel standard. Les parties à distance ne remontent pas d'un hier électronique. Étant petit, j'avais été très impressionné par l'histoire de ces deux hommes qui avaient joué une partie d'échecs interminable en s'échangeant par courrier quelques coups annuels. Il y a aussi l'anecdote des préposés au télégraphe de Chappe au XVIIIe siècle à qui on avait interdit de jouer à ce même jeu avec leurs collègues des stations voisines, car ils en oubliaient d'envoyer leurs messages.

Certes, la spontanéité en prend un coup, mais on entre dans un autre type de jeu où chaque coup est pensé et repassé. Ça rend la défaite d'autant plus cuisante qu'on avait tout le temps de réfléchir pour l'éviter. C'est comme un bon livre qu'on lit doucement ou un nectar fin qu'on sirote à petites gorgées.

C'est sans parler des contraintes matérielles : on n’a pas toujours de fou à se mettre sous le pion ! Surtout quand on vit dans un entourage de non-joueurs, c'est agréable de pouvoir assouvir ses pulsions ludiques contre des adversaires lointains, via Internet.

Je ne dis pas que je préfère une forme de jeu à l'autre. J'aime aussi la chaleur des échanges (comme tu le dis) dans les jeux en direct, avec un beau matériel en prime. Je serais vraiment triste de ne plus pratiquer les jeux que sur un écran, mais c'est vrai que sans lui, la promotion du jeu de société moderne n'aurait pas la même portée.

GL : À ce propos comment vois-tu l’évolution du jeu de société dans les années à venir ? Je ne parle pas ici des jeux « de grande surface » qui sont l’arbre qui cache la forêt, mais justement de la forêt qui semble de plus en plus vivante et qui a soif de reconnaissance intellectuelle voire matérielle.

Pierre : Ce n’est pas évident… Pour l’instant, je vois une multiplication des auteurs et dans une moindre mesure des maisons d’édition. Dans les deux cas, cela a une bonne part de bon, mais cela entraîne aussi une multiplication des sorties de nouveaux produits. Je me demande toujours jusqu’où cela pourra aller, si l’offre ne va pas bientôt dépasser la demande. Je ne pense pas que les jeux soient comme la littérature, la musique ou la vidéo où le public achètera toujours plus, même en n'utilisant pas tous les jours le produit. Pour les jeux, une fois que l’étagère est pleine, à part pour quelques passionnés, je ne vois pas des joueurs « moyens » acheter toujours plus de boîtes.

En parallèle, je pense que la culture ludique se développe chez ce public de joueurs occasionnels ou de joueurs moyens. Dans les familles où l’on ne trouvait que quelques classiques de la grosse industrie, on trouve maintenant plus de jeux, dont certains jeux spécialisés. Cela ne veut pas dire non plus que dans les familles où l’on ne trouvait pas de jeux, on en trouvera maintenant…

Il y a des jours où je suis assez optimiste et je me dis que le monde du jeu a encore de belles années de croissance devant lui. D´autres jours où je suis plus mitigé et je me dis que de par sa caractéristique, le jeu restera toujours un loisir de second ordre. Face à un livre, un film, ou même un jeu vidéo qui peuvent être pratiqués en solo, les contraintes d’utilisation des jeux de société les rendent moins faciles à sortir.

Si je n’étais que pessimiste, ça ferait longtemps que j’aurais tout arrêté. De nombreux signes montrent que les choses bougent, que la mousse commence à prendre. Malheureusement, je n’ai pas assez de clairvoyance pour deviner quelles tendances, quels types de jeux resteront et lesquels disparaîtront. Petites boîtes métalliques ou grosses boîtes carrées en carton, va savoir...

Enfin, de manière plus générale, je vois un resserrement des liens entre le jeu vidéo et le jeu de société. On assiste à de plus en plus d'adaptations de classiques, ou futurs classiques du jeu de société en versions sur console. Mais au delà de ça, il y a aussi des nouveaux modes de jeu à développer qui combineraient les avantages de ces deux formes de loisirs. Cela pourrait donner un résultat intéressant, dont l'action se passerait en partie autour d'un plateau, en partie sur l'écran. Cela demanderait des équipes de développement plus importantes, donc ce serait moins facile à mettre en œuvre à notre niveau. C'est en tout cas loin de mes compétences, ayant une culture « console/jeux informatiques » très peu étendue.

GL : Nous voilà arrivés à la fin de cet entretien. C’est le moment de te poser une question un peu plus personnelle. Quelles sont tes passions en dehors du jeu de société ? Y a-t-il quelque chose que tu aimerais nous faire découvrir ?

Pierre : J'en aurais des milliers ! Il me manque juste le temps ’ ou l'organisation ’ pour les pratiquer. Pour l'instant, ma famille en cours d'expansion et mes jeux m'occupent bien (et sans doute trop pour les derniers). Dès que j'arriverai à m'y retrouver, je me remettrai sans doute à faire un peu de musique. Pour l'instant, mes jeux absorbent toute ma création et je n'arrive plus à me remettre aux chansons ou à leurs mélodies.
Il y a aussi de nombreux pays qui me tentent beaucoup, comme l'Argentine, ou la Nouvelle-Zélande. Pas forcément pour y vivre, mais y rester assez longtemps pour pouvoir m'en imprégner. Je n'oublierai pas mes amis, dont j'ai la ferme intention de toujours allonger la liste ! À force de vivre aux quatre coins de la planète, on finit par ne plus voir ses amis... Du coup il y a pas mal de gens à qui j'aimerais rendre visite.

Quand j'en aurai fini avec tout cela, je pourrai me mettre à des passions plus sérieuses, comme marcher sur la lune, sauter en parachute, voyager dans le temps, devenir copiste ou peintre faussaire, apprendre à bricoler, tomber par hasard sur des émissions de radio intéressantes (et dans une langue que je comprends)... la liste est longue. Pour la suite, rendez-vous dans 50 ans.

GL : Pierre Canuel, merci et bon vent du Nord.

 

Gilles Lehmann
21 février 2008