Le Créateur et sa créature

Rubrique humeurs
Une présentation par Gilles Lehmann  
Quelques présentations sont rédigées par des amis de l’Escale à jeux, tous fins connaisseurs du domaine des jeux de société.

Les créateurs de jeux ne sont pas une espèce en voie de disparition, bien au contraire. On en découvre tous les jours ou presque. C’est heureux, mais pensons aux dangers qui guettent les auteurs en herbe.

Comment devient-on créateur de jeux ?

Pour un joueur, c’est assez simple je crois. Un jour ou l’autre vous êtes confronté soit à un excellent jeu, soit à un jeu fort médiocre. Dans le premier cas, l’envie vous prend de rivaliser d’ingéniosité avec l’auteur dont le nom s’étale très justement sur la boîte, dans le second cas, vous vous dites que vous pourriez faire mieux. Créer un jeu semble a priori facile ; il est vrai que c’est moins complexe que l’écriture d’un roman du dix-neuvième siècle ou la composition d’une symphonie post-romantique (écoutez l’adagio de la septième de Bruckner ou l’andante de la sixième de Mahler). Maint apprenti créateur pense aussi qu’une éventuelle édition est plus aisée dans le domaine ludique que dans la sphère littéraire… à tort sans doute. Une idée de jeu peut fuser pour qui joue beaucoup. La réalisation d’un prototype, la rédaction des règles, les tests donnent du plaisir, loin des souffrances de certains écrivains ou compositeurs devant la feuille ou la portée blanche. C’est un peu la création sans douleur, dans la joie. Sans compter qu’un jeu entre vite en phase de test dans l’entourage familial ou amical : c’est une aventure partagée.

Pour les joueurs occasionnels et les non joueurs, le désir de création répond à mon sens à d’autres nécessités : recherche d’un jeu adapté aux enfants de la famille, volonté de se créer un emploi ou une activité dans le secteur ludique, visées pédagogiques, etc. La poursuite de la gloire ludique, l’aiguillon de l’amour-propre me semblent étrangers à cette seconde catégorie de créateurs.

Tout au contraire, les joueurs créateurs, consciemment ou non, rêvent de victoire sur tous les plans. Ils créent par divertissement, et parce qu’ils adorent exercer leur influence sur le cours d’une partie, ils ne peuvent que se faire un jour ou l’autre maître du jeu. Pour tirer les ficelles ils les fabriquent. Gagner une partie, remporter un concours, décrocher une édition ou s’autoéditer, tout cela s’inscrit dans une même recherche, celle de ses propres limites, de ses capacités à imposer son intelligence.

Mais cet exercice n’est pas sans danger et la création ludique peut engendrer une créature ludique qui dépasse son créateur et le broie. Voilà un véritable sujet de film fantastique à la Tourneur… passons même si passer est la plupart du temps insupportable pour tout joueur qui se respecte.

Beaucoup de créateurs ont du mal à tirer bénéfice des critiques que suscite immanquablement leur jeu. Certains, sous le charme de leur créature, n’en distinguent pas les défauts et se refusent à les reconnaître quand un avis extérieur les met au jour. D’autres, conscients des faiblesses de leur création rechignent à l’amender, préférant la laisser bancale mais inchangée, inviolée.

C’est ici que la créature s’empare du créateur, elle le domine, stérilise sa réflexion. Pour éviter d’en arriver là, il faut asseoir son travail sur un principe ferme : tout jeu est destiné à évoluer, la pratique est susceptible de le remodeler et des joueurs peuvent s’en saisir pour dévier sa trajectoire, par l’application de variantes. N’est-ce pas le cas de Carcassonne ? A mon sens, le jeu est excellent parce qu’il autorise une grande liberté dans la lecture des règles.

Attention cependant à ne pas sombrer dans l’excès inverse. Bien triste est le sort des auteurs qui retouchent sans cesse leur création, l’élevant au rang d’une créature choyée, bichonnée, relookée. Il faut laisser ce soin aux joueurs ! Ces créateurs monomanes et indécis finissent par consacrer toute leur énergie à un jeu unique et passent des mois, voire des années à le peaufiner. Ils en oublient de faire les choix indispensables à tout processus de création. Inventer un jeu, c’est en condamner trois autres, mais ce n’est pas douloureux lorsqu’on comprend que boucler une création, c’est laisser la place à la suivante. Il existe assez de mécanismes variés, explorés ou vierges, pour offrir à chacun la possibilité de réfléchir chaque année à une bonne demi-douzaine de projets différents. Les auteurs prolifiques vont dans le sens du jeu, même s’ils courent le risque d’accumuler les esquisses, les essais, les créations inachevées. Celles-là du moins ne se transforment jamais en créatures.

Franz Gaudois ne fait pas encore partie de ces créateurs féconds, toutefois je ne doute pas qu’il intègre rapidement la confrérie. Son cas, au-delà des petites polémiques qui ont agité un forum bien connu, est éclairant sur la possible cannibalisation du créateur par son propre jeu. Le Combat des fiefs que Franz m’a fait tester au festival de Panazol en 2004 est véritablement un jeu comme je les aime, simple, efficace, intelligent, plein d’interactions. Il mérite amplement ses récompenses et sa future édition. Le chevalier Gaudois est un créateur très fin, toujours à l’écoute des testeurs pour améliorer son mécanisme de base. C’est à l’évidence un auteur d’avenir à moins que… la créature qu’est devenue Le Combat des Fiefs ne le phagocyte totalement. Franz Gaudois est victime d’un premier jeu presque trop réussi. Ses succès (Parthenay, Panazol, Cannes), les critiques élogieuses, l’ont amené à tout miser sur cet unique jeu. En bon créateur vampirisé, Franz doit ressentir la finale de Cannes comme un échec. Omniprésent sur Internet pour promouvoir le jeu de ses rêves, il a fini par lasser — sûrement à juste titre — certains joueurs, par éveiller des jalousies aussi. Ne s’est-il pas vu au Panthéon du jeu dès sa première création ? N’a-t-il pas laissé un second prototype, Kheops, aux oubliettes? Combat des Fiefs barre-toi de Franz ! Vivement l’édition, pitié pas d’extensions pour que le chevalier Gaudois descende de sa monture, fasse ripaille et reparte vers d’autres aventures ludiques.

À la lumière de cet exemple, la notoriété paraît fragile. Dans le monde du jeu, la meilleure façon de gagner ses lettres de noblesse reste de créer sans cesse pour construire librement une œuvre. Ceux dont les noms ornent aujourd’hui les boîtes de jeu s’y emploient depuis des années sur un chemin cahoteux mais qui réserve de belles rencontres et de grandes découvertes.

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Gilles Lehmann
17 octobre 2005