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Rubrique | humeurs | ||
Que le jeu sorte de l’enfance, de son ghetto d’adolescents boutonneux et de trentenaires attardés, que les costards cravates le regardent d’un œil bienveillant, que l’argent et le champagne coulent à flot, que les auteurs passent à la télé, certains en rêvent sans doute. Moi, je ne sais pas faire un nœud de cravate, je préfère les billets doux aux grosses coupures, le chant de la flûte aux vapeurs de l’alcool, je hais la télé. Quant aux boutons puissé-je avoir l’âge d’en être farci. La reconnaissance sociale n’est pas toujours un gage de qualité, loin s’en faut. Combien la littérature contemporaine compte-t-elle de plumitifs à la réputation surfaite, d’écrivaillons produits ineptes de la publicité ? Le monde du jeu d’auteur me semble encore préservé de ces mensonges du marketing, même si l’inflation des superlatifs qui entourent la sortie de certains « chefs-d’œuvre » ne laisse présager rien de bon. La frontière est ténue entre la promotion du jeu et le jeu de la promotion : la publicité légitime faite autour d’un jeu de grande qualité peut vite déboucher sur une publicité trompeuse de haut vol pour un jeu sans grand intérêt. Admettons que j’ai tort de vouloir laisser le jeu là où il est. Admettons qu’il doive entrer dans l’âge adulte, marcher dans les pas de la bande dessinée ou mieux encore du cinéma, qu’il doive avoir ses stars, ses critiques qui courent les premières, ses cérémonies surmédiatisées d’auto adulation, ses limousines (pas les vaches bien sûr). Certes, mais comment y arriver ? En multipliant les aventures d’elfes, de dragons, de gobelins, de sorcières, de pirates de pacotille, de fantômes, de zombies, de magiciens, de fées, de trolls, de nains, d’ogres, de chevaliers à la petite semaine, de princesses ? Peut-être puisqu’ils sont aujourd’hui les enfants chéris de la littérature et du cinéma grand public. Entrer dans l’âge adulte ne serait donc que retourner dans l’enfance. Quel merveilleux paradoxe ! L’avenir doré du jeu est là, dans l’infantilisation du joueur, l’exploitation de son imaginaire enfantin, dans le divertissement. Beau programme pour un politicien. Mais dans cet univers en sucre d’orge y aura-t-il une place pour le jeu d’auteur ? Parlons du présent, au lieu de scruter l’avenir. D’ailleurs le futur en tant que thème de jeu n’enthousiasme guère les éditeurs français, pas plus que l’Histoire, si ce n’est sous la forme d’un passé fantasmagorique. La nouvelle édition de Cartagena est un bon exemple de cette prise de distance avec le réel : la peinture marine de la version originale cède la place au dessin fantaisiste de pirates d’opérette. A croire que les illustrations sublimes d’Howard Pyle, de N.C. Wyeth et de Frank Schoonover sont terres inconnues pour les professionnels français du jeu. Pourtant cela aurait une autre allure. L’Histoire et la science-fiction sont les ennemis de l’infantilisation parce qu’elles ont une fonction politique et un potentiel subversif évident. Elles nous amènent à considérer le monde, à réfléchir sur la société. L’analyse du passé et l’anticipation pointent les horreurs du présent : génocides, guerres, murs de la honte, haines, indifférences... Mais pourquoi embêter les joueurs avec les scories de l’humanité ? Laissons-les jouer à l’abri des tempêtes, acheter, consommer des elfes, des dragons, des gobelins, des sorcières, des pirates de pacotille, de fantômes, des zombies, des magiciens, des fées, des trolls, des nains, des ogres, des chevaliers à la petite semaine, des princesses, acheter, consommer, acheter, consommer. Elle est pas belle la vie ? Non, le jeu doit faire de la pensée le pain de la foule. Je m’appuie sur Victor Hugo, est-il meilleure béquille ? |
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Gilles Lehmann 13 mars 2006 |