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Rubrique | humeurs | ||
Dans un récent billet d’humeur, j’ai exprimé ma crainte de voir le jeu de société accéder à la reconnaissance sociale. Ce point de vue a priori étrange pour un auteur de jeux mérite un développement à part entière. Je suis certes convaincu que le jeu de société est une pratique enrichissante qui tisse du lien social et peut efficacement combattre le repli sur soi et l’abandon entretenus par une certaine télévision, hélas dominante, pour autant je pense que l’expansion de l’univers ludique ne doit pas emprunter les voies classiques de la publicité, de l’argent, de la rentabilité, du vedettariat, des monopoles… À mon sens, le jeu de société ne doit pas être un produit de consommation comme un autre mais cette petite coopérative, ce prétexte à échanges, à discussions, à apprentissages. Beaucoup d’acteurs du monde du jeu ont aujourd’hui le sentiment d’être à une période charnière : les créateurs se multiplient, les jeux aussi, des éditeurs grandissent à vue d’œil, d’autres se lancent sans complexes, les revues se bonifient, la littérature fleurit, les sites explosent, les ludothèques, clubs, maisons des jeux, cafés tissent un réseau embryonnaire mais bien vivant, les salons et les concours entretiennent les ardeurs. Tant mieux pour le jeu, mais le passage de l’amateurisme au professionnalisme est dangereux, le sport en donne l’exemple éclatant avec son lot de magouilles, de dépenses somptuaires, de petitesses d’esprit. Faut-il vraiment doper le jeu ? Grandir sans perdre son âme, est-ce possible ? Je ne suis pas opposé à ce que les auteurs et les éditeurs puissent vivre décemment de leurs jeux. J’ai pu lire ici ou là que les premiers ne prennent aucun risque financier et qu’il est donc normal que les seconds, qui eux prennent ces risques, soient mieux rémunérés. Le raisonnement paraît infaillible et il m’a fallu quelques jours pour en venir à bout. Si l’on parle en termes d’argent c’est imparable, mais si l’on s’attache au travail réalisé par chacun, la notion de risque s’efface. Aujourd’hui, attelé à une bonne demi-douzaine de projets, sans compter ceux qui frappent à la porte de mon esprit surchauffé, entre le mûrissement des idées, la confection des prototypes, les tests, la rédaction des règles, les relations avec les éditeurs, la lecture des revues spécialisées, les billets d’humeur, les présentations de jeux, etc., j’ai l’impression d’exercer un second métier tout aussi prenant que le premier et la passion n’interdit pas la rétribution. Ce qui vaut pour l’auteur vaut pour l’éditeur, le distributeur ou le détaillant ; chacun s’il respecte ses partenaires et fait correctement son travail peut en vivre sans honte, intellectuellement et financièrement. Ne faudrait-il pas des États généraux du jeu pour que ces questions et bien d’autres soient abordées publiquement sans défiance ? La sortie d’un jeu c’est l’aboutissement d’une coopération qui dure souvent plus de neuf mois, chaque accoucheur jouant son rôle ni plus ni moins qu’un autre. Rendons justice à tous sans exclure celui qui fabrique les éléments du jeu dans une unité de production et qui souvent ne jouera jamais, au mieux parce que cela ne l’intéresse pas, au pire parce que son maigre salaire est à peine suffisant pour lui donner accès à une nourriture et à un logement décents. Made in China dans le pire des cas. |
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Gilles Lehmann 6 avril 2006 |