|
|||
Rubrique | interviews | ||
Où il est écrit que je continue à voyager par ordinateur. Gérard Pierson est un auteur qui mérite d'être connu. Il ne se contente pas de créer des jeux, abstraits le plus souvent, mais il cisèle de véritables perles, offertes en libre téléchargement sur son site Les jeux du Pigé. Gilles Lehmann : Bonjour Gérard. Notre première rencontre date d’un an exactement au salon du jeu de Panazol où tu as remporté la Grenouille d’Or. Sam Liam, le jeu récompensé, m’avait épaté par la finesse et le plaisir ludiques qu’il cachait derrière des règles très simples à assimiler. Tu es un spécialiste du jeu de réflexion ; quelques formes géométriques et un tablier te suffisent pour créer un mécanisme original. Quelle est ta recette ? Comment travailles-tu exactement ? Et pourquoi t’intéresses-tu particulièrement aux jeux mathématiques ? Trois questions en une pour commencer, tu vas avoir du travail. Gérard Pierson : Bonjour Gilles. Tout d’abord merci, je me sens très flatté, mais je ne me considère pas vraiment comme spécialiste du jeu de réflexion, j’ai créé quelques jeux de société, c’est tout. Cette année j’ai par exemple créé Piscis, un jeu multiple de rapidité/vivacité et de mémoire. Je n’ai effectivement encore jamais réfléchi à ma méthode de travail et je ne crois pas avoir de recette (existe-t-elle?) ; j’essaie de répondre : Tout d’abord, je m’intéresse beaucoup aux jeux de stratégie abstraite et j’aime beaucoup les jeux auxquels on croit pouvoir jouer immédiatement sans même avoir lu les règles. Je consulte pratiquement tous les jours des sites comme BoardGameGeek, l'Escale à jeux ou Trictrac pour savoir ce qui existe déjà dans ce domaine et ce qui n’existe pas encore, ce qui a deux avantages : si j’ai une idée en tête, je sais immédiatement si un jeu similaire existe déjà, et de nouvelles idées de jeu me viennent souvent pendant la consultation de tels sites. En plus, quand je vois un jeu, quand j’analyse un jeu, quand je lis les règles d’un jeu, quand je joue à un jeu, je reste toujours créateur et je deviens rarement joueur à 100%. Je crois qu’il y a deux types de créateurs : il y a les joueurs qui sont devenus créateurs et il y a les créateurs qui sont devenus joueurs ; je suis un créateur qui est devenu joueur, j’aime créer. En ce qui concerne ma méthode de travail, j’expérimente beaucoup avec les pavages des tabliers, les formes des pions, etc. Quand j’ai une idée en tête, je bricole un prototype qui est graphiquement déjà très au point, ensuite je fais les premiers tests, j’essaie si les mécanismes fonctionnent, je fais des modifications. Souvent, je dois rejeter des idées de jeu, parce que les mécanismes ne veulent tout simplement pas fonctionner. Je crois que j’ai déjà partiellement répondu à la dernière question, mais en principe tous les jeux m’intéressent. Je m’intéresse aux jeux de stratégie abstraite parce que je me sens capable de créer moi-même de tels jeux. Si je m’étais senti capable de créer un jeu comme Agricola, je l’aurais probablement déjà fait. Les jeux que je crée sont souvent très « visuels » plutôt que d’être « mathématiques » (Sam Liam par exemple). GL : Oui, j’aurais peut-être dû préciser jeux géométriques. Tu te dis créateur avant tout, c’est donc que tu exerces tes talents dans d’autres domaines sans doute. Peux-tu nous parler de ces autres créations, de tes activités extra ludiques ? Gérard : Effectivement, j’ai commencé à dessiner des cartoons et bandes dessinées à partir de 12 ans. J’ai également gagné plusieurs prix à des concours de cartoons et un de mes cartoons a même été sélectionné au Festival International de Cartoons de Knokke-Heist, un des plus grands festivals dans ce domaine. J’ai travaillé pour plusieurs mensuels et même, pendant un certain temps, pour un quotidien luxembourgeois : c’étaient des cartoons composés de plusieurs « panels », un peu comme les Peantus, qui sont parus chaque samedi. Aujourd’hui, je fais encore des affiches, des logos, etc. J’ai par exemple réalisé le design et le logo du site Internet CréoLudo. J’ai également créé moi-même un concours de cartoons, qui a fêté ses six ans cette année. Ce talent (si on peut le définir ainsi) m’est en tout cas très utile pour la création de jeux de société en général, mais également pour la réalisation des prototypes. GL : C’est marrant que tu te cantonnes presque exclusivement aux jeux abstraits alors que tu pourrais réaliser, grâce à tes talents de dessinateur, des bons gros prototypes de jeux avec un thème fort. Tu travailles dans le milieu carcéral, cela a-t-il un rapport avec ta prédilection pour les quadrillages, les réseaux fermés ? En fait, l’univers de tes jeux est-il à l’image de ton univers professionnel ? Qu’est-ce qui relie ces deux mondes ? Gérard : Oui, j’ai effectivement réalisé beaucoup de jeux abstraits, c’est-à-dire sans thème, mais je ne veux pas me limiter uniquement aux jeux de stratégie abstraite. Comme je l’ai déjà évoqué auparavant, j’ai créé cette année le jeu Piscis et j’ai créé un petit logo pour les cartes avec un poisson rouge et un poisson vert qui créent ensemble un cercle imaginaire, un peu comme le symbole yin yang (voir Piscis sur le site de l'Escale à jeux) ; je suis également en train de créer un jeu de cartes avec des bateaux. Mais faire des dessins pour un prototype demande beaucoup de travail supplémentaire et si un éditeur s’intéresse à un tel jeu, il est très probable qu’il veuille changer le thème et/ou les dessins et qu’il confie ce travail à un dessinateur professionnel. Je suis éducateur gradué et je travaille dans une prison semi-ouverte. C’est une petite prison qui peut accueillir une centaine de détenus et il n’y a pas de mur autour. Les bâtiments ne sont fermés que pendant la nuit. Notre service prépare les détenus à leur sortie. Le site ne ressemble pas du tout à une prison, plutôt à une ferme ; nous avons beaucoup d’animaux et plusieurs ateliers : agriculture, jardinage, menuiserie, serrurerie, cuisine et nettoyage. Ta question est très intéressante, mais je crois que j’ai déjà partiellement répondu en décrivant mon lieu de travail. Je crois que j’aurais créé exactement les mêmes jeux si j’avais exercé une autre profession. L’unique chose qui relie les deux mondes est que j’utilise des jeux de société pour certaines activités ; nous sommes par exemple en train de préparer une activité sur la citoyenneté où nous utilisons le jeu Bamboleo pour faire une introduction et pour créer des liens : respect des règles, coopération, équilibre, etc. Mais j’essaie de séparer au mieux les deux univers. Quand je rentre à la maison, je ne veux plus penser « travail » et me consacrer entièrement à mes loisirs. GL : Ma théorie tombe à l’eau mais tant mieux. En France, en ce moment, on est plutôt dans l’ère du verrou et des barreaux, c’est sans doute ce qui m’a amené à te poser cette question. Sur ton site, j’ai parcouru ton CV et j’ai été intrigué par les trois sociétés dont tu es membre. Quand mon collègue caricaturiste a vu ta photo pour le concours Jeux d’école, il m’a tout de suite dit que tu avais un front de génie mathématique. Peux-tu nous éclairer sur ces sociétés, leurs buts, leurs actions et leurs éventuels rapports avec le jeu de société ? Gérard : Je vois que tu t’es bien informé. Je voulais toujours remplacer le CV sur mon site par un petit texte plus modeste. En ce qui concerne mon adhésion aux sociétés dont tu parles, j’ai fait les tests de Q.I. par curiosité. J’ai participé à quelques activités organisées par Mensa Luxembourg, mais je n’ai jamais été vraiment un membre actif. Je vais probablement te décevoir en disant que je ne suis pas du tout un génie mathématique. Pour entrer dans la société Mensa Luxembourg, j’ai fait le test de Raven, un test qui n’utilise que des images. En plus, j’ai « raté » le test la première fois… Quel rapport avec le jeu de société ? C’était en 2002 que je m’intéressais aux tests de Q.I. et à ces sociétés, je cherchais probablement un nouveau hobby. C’est également en 2002 que j’ai commencé à créer des jeux de société. Je crois qu’en général, on n’a pas besoin des mathématiques pour créer des jeux de stratégie abstraite et je suis également convaincu qu’il y a très peu d’auteurs qui utilisent des formules mathématiques pour créer leurs jeux. Je me suis intéressé un peu à la théorie des jeux, mais c’est très très compliqué (pour ne pas avouer que je n’ai rien compris). Paradoxalement, le jeu où j’ai eu le plus besoin de formules mathématiques jusqu’à présent est un jeu de rapidité (Piscis), pour calculer les probabilités des jets de dés ; mais j’ai triché un peu, car au lieu d’utiliser des formules, j’ai créé un fichier gigantesque dans Excel pour les calculs. GL : Oui, c’est un truc qui me turlupine, cette histoire de formules pour les jeux. Parfois, j’ai le sentiment que certains auteurs allemands ont une sorte de matrice dont ils changent à l’envi quelques variables. Ce n’est qu’un sentiment, car je ne me suis pas frotté à la théorie des jeux. Gérard : Je suis certain que quelques auteurs utilisent souvent des formules mathématiques pour créer leurs jeux, mais je ne crois pas à une sorte de matrice dont on doive uniquement changer quelques variables pour créer des jeux complètement différents. Je crois par contre que la majorité des auteurs utilisent souvent un ou plusieurs mécanismes des jeux qu’ils ont déjà créés pour créer de nouveaux jeux. Quand tu parles de « certains auteurs allemands », tu penses sûrement à Reiner Knizia. Il est effectivement mathématicien, je crois qu’il a même été directeur d’une banque avant de devenir auteur de jeux. Mais il le fait maintenant professionnellement, c’est-à-dire qu’il doit passer à mon avis huit heures au moins par jour à créer des jeux. Mais il faut dire que très peu d’auteurs de jeux peuvent se permettre de se lancer dans une telle aventure. Personnellement, une telle idée ne me traverserait jamais l’esprit. Également j’évite d’investir trop d’argent dans la création de mes jeux ; il est hors de question d’autoéditer un jeu. J’investis énormément de temps dans la création de jeux, mais je n’investis que peu d’argent dans la création des prototypes et parfois pour aller présenter des prototypes lors de concours de créateurs ou de festivals de jeux. C’est tout (je n’aurai donc probablement jamais besoin des « ponts d’or » dont tu parles). Mais revenons à ta question initiale, le multilinguisme est en tout cas un atout : tout d’abord, on a déjà plus de possibilités, plus d’éditeurs auxquels on peut envoyer ses idées de jeu ; ensuite on a également plus de choix : je n’envoie pratiquement jamais une proposition de jeu à plusieurs éditeurs en même temps, mais diverses propositions à divers éditeurs. Avant de proposer quelque chose à un éditeur, je m’informe sur sa gamme et me pose quelques questions. Est-ce qu’il a déjà un jeu similaire dans sa gamme ? Edite-t-il des jeux de stratégie abstraite ou seulement des jeux de cartes ? Le multilinguisme permet également de profiter de diverses choses dans plusieurs pays : en France, il y a maintenant une dizaine de concours pour créateurs de jeux, ce qui est très bien pour les auteurs débutants ; en Allemagne, il n’y a qu’un seul concours et il est très difficile d’être sélectionné, par contre, si un jeu est primé, il est certain qu’il sera édité. D’autre part, les éditeurs allemands proposent souvent sur leurs sites des conseils et des démarches à suivre pour auteurs débutants. Mais ce ne sont que quelques exemples. Le multilinguisme peut également être un atout pour l’éditeur, surtout s’il s’agit d’une petite maison d’édition. Intellego Holzspiele, un éditeur allemand, m’a demandé de traduire la règle de mon jeu Duell der Formen en français. GL : Est-ce que tu peux nous parler plus avant de cet éditeur qui fait du jeu en bois de grande dimension ? Et aussi de Duell der Formen ? Se faire éditer, c’est un peu le parcours du combattant et il n’existe pas vraiment de recette. Gérard : Intellego Holzspiele ne fait effectivement que des jeux en bois de haute qualité, mais ne produit pas que des jeux de grande dimension. Il existe des jeux de 14x14, 22,5x22,5, 29x29, 49x49 et de 60x60 cm dans la gamme. La dimension de Duell der Formen (Duel des formes) est un peu un hasard : le diamètre du tablier aurait dû faire 29 cm, mais les pions seraient devenus trop petits. Tout les jeux d’Intellego sont « Made in Germany », et même le bois provient de forêts allemandes où on veille au principe du développement durable. Ils utilisent également différentes sortes de bois pour les tabliers ou les pions, ils ont par exemple un jeu de mémoire sur les arbres dans leur gramme où les images des arbres sont imprimées sur leur bois original. Ils ont deux séries de jeux : « Sodoku » et « Jeux toutes générations », dont Duell der Formen fait partie, mais également des jeux classiques assez inhabituels : je trouve par exemple très intéressant qu’ils aient maintenant Tonkin, une variante du jeu du moulin dans leur gamme. J’ai trouvé cet éditeur par hasard sur Internet en cherchant des jeux en bois. Sur leur site, ils expliquent qu’ils sont toujours à la recherche d’idées intéressantes. Je n’ai pas hésité à leur proposer un jeu avec un tablier inhabituel, ce qui les a tout de suite intéressés. Je crois que j’ai également eu la chance d’avoir proposé mon jeu au bon moment à un nouvel éditeur qui n’avait pas encore trop de jeux dans sa gamme et qui était probablement à la recherche d’idées intéressantes. Duell der Formen appartient à la famille des jeux d’alignement et trois formes sont possibles : hexagone, triangle et ligne. Une figure doit être composée de six pions de la même couleur. L’originalité du jeu réside dans la taille des figures et dans le fait qu’il peut y avoir des cases libres voire occupées par des pions adverses entre les pions d’une forme, mais l’originalité principale est le tablier. Le tablier est né avant les mécanismes du jeu. GL : Pour clore cet entretien, peux-tu nous parler de tes projets ludiques et extra ludiques. As-tu un rêve de gosse qui te travaille ? Gérard : Je me concentre principalement sur la création de jeux de société, puisque cela exige un temps fou et je ne peux travailler sur mes jeux qu’après le travail et pendant les samedis et dimanches, il ne me reste donc plus beaucoup de temps pour un second hobby. Mon rêve de gosse était d’éditer une bande dessinée et j’ai effectivement créé deux albums en luxembourgeois, mais qui n’ont jamais été édités. Mon rêve à l’heure actuelle est d’éditer des jeux, ce rêve s’est donc déjà partiellement réalisé. GL : Gérard Pierson, merci et bonne route pavée de jeux. |
Vous n’êtes pas connecté(e) |
Gilles Lehmann 16 novembre 2008 |